L’enquête agricole de 1866

Une France rurale en mutation

En 1866, 69,5 % de la population française était rurale et 51,5% des Français vivaient de l’agriculture [1]. Néanmoins, une grande partie des ruraux partaient vers les villes attirés par les grands travaux urbains et ferroviaires, ainsi que par l’offre de prestations sociales. Cela n’était pas sans avantages pour ceux qui restaient : diminution du chômage, augmentation des salaires, accès facilités à la propriété.

La qualité de vie s’améliorait, aidée par la mécanisation, notamment par l’arrivée de la vapeur avec la locomobile [2], et par l’amélioration des techniques de cultures : marnage et chaulage pour fertiliser les terres.

Ci-contre, une automobile faisant fonctionner une batteuse (reconstitution).

Les cafés et les auberges fleurissaient. Le cabaret, issu de la ville, tendait à remplacer les veillées. On y lisait les journaux, on y parlait politique.

Le contexte

À l’initiative de Napoléon III, par décret du 28 mars 1866, fut lancée une grande enquête agricole [3]. Dans une période de chute des cours du blé, observée sur plusieurs années, elle était « destinée à constater et mettre en lumière les besoins et les vœux de l’agriculture ».

L’enquête fut menée par 28 commissions régionales, chargées d’envoyer des demandes écrites aux chambres consultatives, aux sociétés d’agriculture et aux comices. Elles menèrent également une enquête orale pour compléter les informations et servir de moyen de contrôle.

Une grande publicité fut faite pour obtenir les dépositions, via des affiches. Entre juin et décembre 1866, les commissions siégèrent dans 270 lieux pour environ 10 jours chacune et reçurent près de 4 000 témoignages qui furent soigneusement transcrits et signés par les auteurs. L’année suivante, une partie des réponses écrites et des dispositions orales étaient publiées, accompagnées d’une synthèse rédigée par chaque président.

L’enquête de la 12ème circonscription

L’enquête de la 12ème circonscription – Meuse – Ardennes – Moselle – Meurthe fut dirigée par le baron De Benoist [4], agronome, député, maire de Waly. Pour l’arrondissement de Bar-Le-Duc, la commission s’était réunie à l’hôtel de la préfecture de Bar-Le-Duc, le 26 septembre 1866. Les membres de la commission, en plus de M. le baron de Benoist furent :
– le baron De La COSTE, maître des requêtes au Conseil d’État en service extraordinaire, délégué du Ministre;
– HENRY, secrétaire général de la préfecture.
– M. le préfet

Ainsi que d’autres personnalités par arrondissement, dont MM. le vicomte A. D’ABANCOURT, président de la société d’agriculture de Verdun, membre du conseil général, à Abancourt.

M MOREAU, président du conseil d’arrondissement et de la société d’agriculture de Commercy, à Chonville.

Le témoignage d’Alexandre Courot

Il fut régisseur de la ferme école des Merchines [5] et était le père de Célestin Courot. Aucune information ne dit si Alexandre fut volontaire pour témoigner, suite à la campagne d’affichage, ou s’il fut convoqué.

Voici les échanges retranscrits :

M. Courot, régisseur de la ferme des Merchines.


M.LE PRÉSIDENT. Depuis quatre ou cinq ans la culture du blé a-t-elle été moins avantageuse qu’avant?
R. Non, car le blé était plus abondant.
D. Cette année l’hectare rapportera-t-il plus que l’an dernier ?
R. Cette année, nous aurons moins de blé; mais comme il se vend plus cher, nous ferons autant d’argent; du reste, la vente du blé n’entre guère que pour un quart dans notre exploitation.
M. DE LA COSTE. Quelle est, actuellement, l’étendue des terrains cultivés en blé sur votre ferme?
R. Cette année, nous n’avons plus que 40 hectares, et nous avons plus récolté qu’autrefois sur 80. A mesure que la culture se perfectionne, la sole de blé diminue sans que la production change.
M. DE LA COSTE. Est-ce dû à l’influence de la législation ?
R. Non, mais seulement aux améliorations de la culture.
D. La viande donne-t-elle plus de bénéfices maintenant qu’autrefois ?
R. Le prix de la viande n’a guère varié, il est peut-être un peu augmenté.
D. La laine a-t-elle baissé ?
R. Elle a baissé environ d’un sixième.
D. Où achetez-vous vos moutons?
R. En Allemagne surtout.
D. Serait-il défavorable de mettre un droit à l’entrée des moutons étrangers en France ?
R. Non, parce qu’alors il y aurait plus d’éleveurs en France, et les producteurs étrangers ne viendraient plus autant vendre la viande sur
droit à l’entrée des animaux maigres.
D. La main-d’œuvre est-elle plus défavorable ? à quoi l’attribuer ?
R. Les ouvriers sont plus exigeants; cette année ils sont très-rares, et chaque année la diminution augmente. Les ouvriers travaillent moins.
M. DE LA COSTE. Les ouvriers à demeure sont-ils aussi difficiles ?
R. Ils sont plus exigeants pour leur nourriture. Presque tous les ouvriers de la ferme sont à la tâche.
D. N’est-ce pas une conséquence de l’aisance générale ?
R. Ils se plaignent quand ils voient qu’on a besoin d’eux.
M. DE LA COSTE. L’amélioration qui a augmenté le produit du blé a-t-elle occasionné des frais considérables ?
R. Les frais d’amélioration ont été grandement couverts; le marnage coûte 200 francs l’hectare, et le drainage 3oo francs.
D. N’exigez-vous pas des certificats des ouvriers? seriez-vous d’avis de leur donner un livret ?
R. Je demande des certificats aux ouvriers, à moins que je ne les connaisse, et je crois que le livret serait une bonne chose.
M. DE LA COSTE. Remarquez-vous autour de vous des améliorations, et les cultivateurs ont-ils des facultés de crédit ?
R. Les cultivateurs n’empruntent pas pour améliorer, et beaucoup améliorent par le marnage.
M. D’ABANCOURT. Vous n’avez pas usé de la chaux ?
R. Nous en avons usé, mais elle coûte plus cher que le marnage, et n’est pas si durable.
M. MOREAU. Et le guano?
R. Nous en usons, et nous nous en sommes toujours bien trouvés. Il coûte 35 francs en gare de Revigny.
M. le Président remercie M. Courot.

Notes et références :

[1] YON, J-C (2012). Le Second Empire. Paris : Armand Colin, 272 p

[2] Une locomobile est généralement une machine à vapeur déplaçable, le plus souvent montée sur des roues. Ce dispositif était surtout utilisé comme source motrice mobile en machinisme agricole. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Locomobile

[3] Ministère de l’agriculture, du commerce et des travaux publics. Enquête agricole. Deuxième série. Enquêtes départementales. 12e circonscription. Meuse, Ardennes, Moselle, Meurthe https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k6462619m.texteImage#

L’âge d’or des grandes enquêtes agricoles : le XIXe siècle Nadine Vivier Annales du Midi Année 2013 125-284 pp. 495-510
https://www.persee.fr/doc/anami_0003-4398_2013_num_125_284_8496

[4] Victor Louis de Benoist – Wikipedia : https://fr.wikipedia.org/wiki/Victor_Louis_de_Benoist

[5] Ferme école des Merchines (Lisle-en-Barrois) : https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferme-%C3%A9cole_des_Merchines

2 réponses à “L’enquête agricole de 1866”

  1. Intéressant ce témoignage d’Alexandre Courot, notre quadrisaïeul ! Merci Laurent.
    Je suis allée en 2017 voir la ferme des Merchines. Bien sûr j’ai été déçue, car ça n’a plus rien à voir avec la vue de la carte postale !

    1. Bonjour Catherine,
      Merci beaucoup pour ton commentaire, cela fait plaisir d’avoir des retours. À la vue de la carte postale, la ferme des Merchines semblait magnifique. Je comprends ta déception si les bâtiments ne sont plus les mêmes.
      Je me rends compte que la branche d’Alexandre Courot et de ses descendants ont embrassé la révolution industrielle et ont su tirer profit de l’accroissement de confort et de richesse.

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